Les Champions des Champions

Jacques Anquetil

par | Avr 19, 2020 | Les champions des champions

A ceux qui lui demandaient qui serait son successeur, son héritier, Fausto Coppi répondait en souriant que ce n’était pas un Italien. Il songeait à ce jeune prodige français qui venait coup sur coup s’imposer à 18 ans dans le Grand Prix des Nations et dans le Grand Prix de Lugano, Jacques Anquetil. Nous étions alors durant l’hiver 1953/1954. En octobre le Campionissimo avait reçu chez lui à Novi Ligure ce « Normand volant ». Fausto, qui venait de revêtir son premier maillot arc en ciel, était alors au sommet de la gloire. Mais dans un étrange pressentiment, qui lui dictait la recherche métaphysique d’un nouveau roi, il distingua chez le jeune champion au visage d’ange et au style incomparable, celui seul qui pourrait un jour prétendre au trône.

L’HERITIER

En 1953 le grand Francis Pélissier, patron de l’équipe La Perle, est en recherche d’un rouleur d’exception capable de triompher dans l’épreuve reine du contre la montre, le mythique Grand Prix des Nations. Une épreuve incroyable disputée sur 140 kilomètres qui distinguait alors les meilleurs rouleurs du Monde. L’année précédente c’est rien moins que Louison Bobet qui s’est imposé. Suivant en cela l’exemple de ses illustres prédécesseurs, Hugo Koblet et Fausto Coppi. Pélissier a son idée pour créer, à son habitude, la surprise. Un jeune, très jeune coureur normand de 18 ans, Jacques Anquetil. Vainqueur époustouflant du championnat de France amateur l’année précédente à Carcassonne, Anquetil est évidemment inconnu du grand public et de la majorité des journalistes qui n’hésitent pas à écrire que cette fois Pélissier perdra son pari. Ils vont devoir faire amende honorable. Car Jacques Anquetil va réaliser une démonstration magistrale sur les 140 kilomètres de l’épreuve tracée autour de la vallée de Chevreuse. Il s’impose avec plus de 7 minutes sur son second, approchant à moins de 30 secondes le formidable record établi en 1951 par Hugo Koblet, le « Pédaleur de charme ». Certains crient au miracle, d’autres à la supercherie. Pélissier en rajoute une couche en engageant un peu plus tard son jeune prodige dans le Grand Prix de Lugano contre la montre. Nouveau triomphe d’Anquetil qui va clôturer son année par une visite chez Fausto Coppi qui le présente à son mystérieux mentor, Biagio Cavanna. Bien qu’aveugle, le masseur-préparateur-entraineur du Campionissimo a sa méthode à lui pour détecter la valeur d’un athlète. Il le fait asseoir puis allonger devant lui et il parcourt son corps de ses doigts noueux et agiles. Son verdit est définitif.
« Fausto, ce ragazzo a des muscles longilignes capables de tous les exploits. Et son cœur est un moteur de course. Il est exceptionnel. A part toi et Girardengo je n’ai jamais connu pareil potentiel. Il est dix fois meilleur que ton ami Bobet. Il faudrait l’engager dans ton équipe Bianchi. »

Anquetil est flatté, impressionné aussi. Mais alors qu’il pourrait se laisser séduire par l’offre faramineuse de Coppi, il renonce après avoir compris que la carrière de l’Italien est basée sur une vie quasi monacale et un entrainement dantesque. Toutes choses qui le font fuir. Bianchi est certes la plus puissante équipe mondiale, mais le jeune champion a ses idées. Il veut bien faire des sacrifices et suivre des plans d’entrainement exigeants, mais pas tout le temps. Il lui faut des plages de repos. A 19 ans désormais, il entend déjà faire à sa manière.
Revenu en France, Anquetil poursuit donc l’aventure chez La Perle. Il se sent trop jeune pour les grandes courses à étape, préférant pour l’instant viser les courses contre la montre. C’est ainsi qu’en 1954 il réédite son doublé magistral de l’année précédente en signant le doublé Grand Prix des Nations – Grand Prix de Lugano avec à chaque fois le record à la clé. Alors qu’il n’a pas encore 20 ans, le voilà engagé dans le prestigieux Trophée Baracchi avec comme équipier Louison Bobet qui vient pour sa part de triompher dans les Championnats du Monde à Solingen. Le duo français va s’incliner face à Coppi associé à son jeune lieutenant Riccardo Filippi. A l’issue de la course Fausto va embrasser Jacques en lui glissant une plaisanterie évocatrice de son admiration.
« Tu vois Jacques, avec moi tu aurais gagné. »

Jusqu’en 1957 les saisons vont se succéder sur le même tempo. Jacques s’imposant régulièrement dans toutes les grandes courses contre la montre qui figurent alors parmi les épreuves favorites du public. Avec en guise de chef d’œuvre le record de l’heure qui appartenait jusqu’alors à Fausto Coppi.

Les passionnés de cyclisme sont enthousiastes mais pour eux Anquetil n’aura pas fait réellement ses preuves tant qu’il n’aura pas engagé son prestige dans le Tour ou le Giro. La saison 1957 sera donc celle de l’avènement. Ainsi en a décidé Anquetil. Il s’impose dans Paris Nice puis triomphe dans le Tour dès sa première participation. Coppi avait vu juste. Anquetil dépasse l’entendement. Et il va continuer de le faire longtemps encore. Avec au total 5 victoires dans le Tour de France, 2 dans le Giro, 9 dans le Grand Prix des Nations où il demeurera à jamais invaincu. Même en 1966 alors qu’il doit affronter dans une bataille de prestige les deux nouveaux prétendants au trône, Felice Gimondi et Eddy Merckx qui ont tous deux défrayé la chronique en s’imposant l’année précédente dans le Tour et au Mondial. La confrontation est annoncée comme le match du siècle. Anquetil est une nouvelle fois vainqueur. Ils devront tous deux s’incliner devant le plus grand coureur de contre la montre de tous les temps. L’année précédente le Normand, désormais managé par son ex-ennemi Raphael Geminiani, s’était lancé dans un défi aussi fou qu’absurde. Gagner dans la foulée le Criterium du Dauphiné et Bordeaux Paris

Bataille terrible dans le Dauphiné, car Raymond Poulidor, son meilleur ennemi, n’est pas décidé à s’incliner sur commande. Au contraire. La prétention d’Anquetil décuple sa volonté. Mais « Maitre Jacques », comme l’ont surnommé les journalistes italiens, est imbattable. Il remporte les deux étapes de montagne et parachève son œuvre dans le contre la montre. Pas le temps de célébrer cette nouvelle victoire qui n’est pour lui qu’un premier acte. Il lui faut maintenant quitter son théâtre d’opération sudiste pour gagner Bordeaux et s’attaquer au second acte de la pièce tragique écrite par le démiurge Geminiani. A 18 h 52 Anquetil et les siens prennent place à bord d’un Mystère 20 présidentiel mis à leur disposition par le Général De Gaulle, grand admirateur du Normand. De Nîmes à Bordeaux, 50 minutes de vol. A peine le temps de se restaurer et de se faire masser, Jacques se retrouve au départ. Il est 2 heures 30 du matin. La température est fraiche, humide presque. Jacques a le visage fatigué des mauvais jours. Il n’a pas eu le loisir de récupérer de la semaine guerrière du Dauphiné. Il prend le départ comme un automate. Transi dans sa tenue d’entrainement avec surveste, bonnet et jambières. Il souffre, veut abandonner, s’en prend à Geminiani qui le touche au vif en parlant d’honneur. Quelques heures plus tard Jacques termine en solitaire à Paris. Cette fois le public l’acclame follement. A force d’exploits, Anquetil est parvenu à gagner les cœurs. En France comme partout en Europe, il est le champion de l’époque. Celui qui incarne le mieux cette période des 30 glorieuses qui voit la France redevenir elle même à force de travail, de courage et d’imagination. Anquetil c’est la France nouvelle autant que son adversaire numéro Un, Raymond Poulidor est à l’image de la France traditionnelle. Ces deux France qui ont fini par se retrouver autour de leurs champions.

Jusqu’à sa fin de carrière en 1969, Anquetil donnera l’image d’un Seigneur touché par la grâce. Rebelle et condottiere, acteur magnifique et tragique d’un roman de genre qui aurait pu être écrit par un autre Normand célèbre, le Connétable des lettres Jules Amédée Barbey d’Aurevilly. Intrigant, iconoclaste, émouvant jusqu’à l’arrogance, il n’avouera jamais aucun regret. Même si le vol manifeste qu’il subit dans le Giro 1967, où Gimondi s’échappe abrité derrière la voiture du Directeur de course, même si la non homologation de son record de l’heure de la même saison 67, pour un contrôle antidoping défaillant, auront sans doute laissé une amertume indélébile dans son esprit naturellement mélancolique.
Raymond Poulidor, devenu son ami, me dit un jour à Marseille, alors que nous suivions une épreuve de gentleman face au Vieux Port : « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve. Cette chanson de Gainsbourg est celle qui raconte le mieux Anquetil. »

Que reste-t-il aujourd’hui de cette immense gloire ? De cette carrière extraordinaire construite d’exploits en exploits. Avec ces victoires régulièrement mémorables face à Charly Gaul et Federico Bahamontes en montagne, face à Ercole Baldini, Gérard Saint et Roger Rivière dans les contre la montre, face à Raymond Poulidor aussi. Aurait-il été italien ou Espagnol, Jacques Anquetil serait considéré comme un demi dieu. Mais il est français. Alors il se contente d’un palmarès unique, édifié en 16 années d’une carrière folle menée à l’allure d’un TGV. Laissant à ses admirateurs anciens et au plus jeune public une impression plus qu’une trace. Avec ses faits d’armes héroïques sur les champs d’honneur du Tour, du Giro, de la Vuelta et des contre la montre. Cet objet de mesure du temps qu’il portait évidemment au poignet droit. Disparu à seulement 53 ans, emporté comme Louison Bobet par un cancer, Jacques est un héros des temps futurs, égaré dans un siècle qui ne lui ressemblait pas vraiment. Je garde de lui cette vision fugace d’une silhouette blonde et gracile déchirant l’espace pour accéder à l’infutur, loin devant un peloton acharné en vain à sa perte. La beauté parfois s’impose…

S.L.
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