Édito Novembre 2019
Poulidor et le temps des héros
Le Poupou des français s’en est allé, clôturant sans bruit mais avec élégance et honneur ce temps des héros que le sport cycliste savait autrefois si bien cultiver. Homme de la terre, de glaise et de sueur, comme Fausto Coppi ou Jacques Anquetil, Raymond Poulidor fut des années durant l’ultime rempart contre le manichéisme mercantile qui transformait le sport en prétexte et en alibi. Rempart franchouillard sans doute, mais rempart tout de même contre le déferlement insupportable des fausses icônes et des clones téléguidés par les vassaux de l’Empire marketing. Revenir sur sa carrière, qui s’ouvrait en la lointaine année 1961 par une victoire à la Coppi dans un Milan San Remo d’anthologie, c’est renouer avec émotion sur les plus riches heures du cyclisme. Cette époque en noir et blanc où la silhouette hiératique des coureurs donnait à rêver au sortir de ces guerres hallucinantes où l’impérialisme et le colonialisme naufrageaient les peuples dans un effroyable bain de sang. Sur les routes d’une nouvelle Europe, les champions concrétisaient l’aspiration de leurs nations à la résurgence démocratique et humaniste. Tout redevenant possible par la grâce du Tour de France, cette Divine Comédie tricolore mise en scène et en musique par des personnages iconiques. Jacques Goddet ou Yvette Horner, Raphaël Geminiani ou Antonin Magne. Tout droit venu de sa campagne limousine, force de la nature et personnage hiératique, Raymond Poulidor face à Jacques Anquetil, athlète prodige, c’était Bartali face à Coppi. Un sujet en or, sans jeu de mot, pour les merveilleuses plumes que furent Antoine Blondin et Pierre Chany. Et un motif d’exaltation pour un public féru de sport et d’exploits. En une période riche en champions de classe, la rivalité Anquetil Poulidor deviendra très vite roman épique et picaresque. Le premier, vrai successeur du Campionissimo Fausto Coppi, qui l’avait lui-même adoubé avant sa mort tragique, incarnant un idéal athlétique presque surhumain. Alliant classe absolue et capacité de dépassement unique. Le second, sans jeu de mot encore, donnant à la force naturelle des travailleurs de la terre des lettres de noblesse. Un temps partagée en deux camps à peu près égaux, la France du duel Anquetil Poulidor deviendra bientôt la France poulidoriste. Gagnée par les valeurs de courage, d’abnégation et de résistance du fils de Saint Léonard de Noblat. Ce haut lieu du christianisme et de la résistance au nazisme. Face au visage christique et à la silhouette gracile du Normand, les traits rugueux et les muscles saillant du Limousin offraient un contraste évocateur des temps anciens. Etablissant un lien romantique entre la France dite éternelle et la France dite nouvelle. Générant enthousiasme et sympathie. Déchainant cette « poupoularité » quelquefois injuste envers Anquetil et ses cinq maillots jaunes. Près d’une décennie durant, le duel Anquetil Poulidor alimentera la chronique, magnifié par les images d’une télévision devenue incontournable. Anquetil triomphant, Poulidor luttant avec courage mais s’inclinant immanquablement. Le destin, ce Fatum des Romains ou ce Mektoub des Arabes, prenant malin plaisir à le faire trébucher au moment fatidique. Anquetil parti, Poulidor ne triomphera pourtant jamais sur le Tour. La malchance et deux nouveaux super champions, le Belge Eddy Merckx et l’Italien Felice Gimondi, venant briser ses derniers rêves. Qu’à cela ne tienne, la légende est sienne. Et sa gloire éternelle.