Ernesto Colnago
88 printemps et un siècle d’avance
Au sortir de la seconde guerre mondiale, l’Italie est un pays en ruine. Pour le petit peuple laborieux de Milan, l’avenir se résume à la survie. Dans chaque famille tout le monde est mis à contribution. Il s’agit de travailler, travailler encore, pour ramener quelques centaines de lires à la mamma. Dès l’âge de neuf ans, le petit Ernesto trouve à s’employer dans la boutique d’un marchand de cycle. Deux ans plus tard il s’estime déjà prêt pour rechercher un poste chez un constructeur. Ce sera Gloria. D’abord comme monteur de roues puis comme mécano. Parallèlement à son travail, Ernesto profite de son peu de temps libre pour s’entrainer. Il idolâtre les Campionissimi Gino Bartali et Fausto Coppi. Et naturellement il rêve de suivre leurs traces. Champion régional, vainqueur de quelques jolies courses locales, il attire l’attention du public. Mais lui sent bien qu’une carrière professionnelle est hypothétique. D’autant que sa vraie passion c’est la technique. Chez Gloria on lui confie bientôt un poste dans le service course. Il n’a pas encore vingt ans mais il sait ce que doit être un bon vélo. Les coureurs réputés lui font confiance. En 1954 il décide de voler de ses propres ailes. Il ouvre un minuscule local au numéro 10 de la via Garibaldi chez lui à Cambiago. En quelques mois seulement il se fait une clientèle parmi les meilleurs coureurs italiens. Mais le déclic, le vrai commencement de la Storia Colnago, c’est la rencontre avec Fiorenzo Magni. Un immense champion, adversaire de Coppi et Bartali. Magni n’est pas satisfait de son vélo. Ernesto lui propose de réaliser pour lui un vélo à sa manière. Plus compact, plus léger, plus droit. Magni est stupéfait du rendement de la machine créée pour lui par ce jeune mécano de génie. Il en parle autour de lui. Ernesto est devenu Colnago !
De nombreux coureurs professionnels vont désormais lui confier la réalisation de leur cadre qui sera ensuite peint aux couleurs de leur constructeur. Une pratique qui durera jusqu’à l’apparition du carbone.
Après l’équipe Nivea de Magni, Ernesto Colnago devient le chef mécanicien de la prestigieuse équipe Molteni dirigée par son ami Giorgio Albani. Il œuvre pour Motta et Dancelli d’abord. Puis pour le grand Eddy Merckx. Il conçoit les vélos, procède au montage et dialogue en permanence avec ses coureurs. Mais surtout il invente. En permanence.
D’abord il redéfinit la géométrie des cadres. Puis il travaille sur le poids, l’intégration et le rendement. Sur le design aussi. Les vélos signés Colnago se reconnaissent immédiatement. Ils sont compacts, légers, beaux et le plus souvent avant-gardistes.
Les protos réalisés pour Baronchelli et Merckx sont hallucinants. Pour ce qui se voit en ce qui ne se voit pas. Sous la guidoline, les cintres sont percés d’une myriade de trous. Les plateaux, les manivelles, les manettes de dérailleurs, tout est allégé au maximum.
Durant l’ère de l’acier, Colnago est synonyme de légèreté, de classe et d’innovation. Des innovations qui sont généralement très vite adoptées par les autres constructeurs. Peu importe. Pour Ernesto, toujours un bloc note et un stylo à la main, il faut continuer de rêver.
Ce sera le carbone. Avec une mémorable victoire du C40 dans Paris Roubaix. Colnago a rendu possible ce que tout le monde croyait impossible. Vaincre à Roubaix avec un vélo carbone.
Le veille de l’épreuve, le docteur Squinzi, propriétaire du team Mapei, a appelé Ernesto. Et il lui a dit clairement les choses.
« Tout le monde m’alerte en me disant que nous envoyons nos coureurs au désastre si nous les laissons partir avec ton C40 carbone. Si jamais il y a un accident ce sera la fin pour toi ! »
Ernesto ne doute pas. Il sent, il sait, il veut que son C40 gagne. Il y croit comme il croit en Dieu. Et puis on a déjà douté de ses innovations. Par exemple de la fameuse fourche droite « Precisa ».
Le lendemain, 9 avril 1995, Franco Ballerini sur son Colnago C40 s’impose en solitaire à Roubaix. Ernesto a la triomphe modeste.
« J’étais certain de la justesse de mes choix techniques. J’ai certes pris un risque commercial, mais pas un risque technique. Le carbone Colnago triomphait déjà depuis plus de dix ans et la victoire d’un monocoque de chrono dans le championnat du monde des 100 km contre la montre en 1984. Il suffisait d’y croire. J’y ai cru. Maintenant ils vont tous s’y mettre… »
Le rêveur et l’inventeur
Faire la liste exhaustive des inventions et des avancées technologiques dues au génie d’Ernesto Colnago est une véritable gageure, tant est incroyable le nombre de ses trouvailles. Dans le contexte d’un cyclisme pro longtemps réfractaire aux changements, le little big man de Cambiago aura littéralement imposé sa vision et son rythme à un marché du cycle lui aussi peu enclin aux révolutions. Hors marketing évidemment …
Juste pour mémoire, les cadres compacts, l’allègement des composants, l’aéro, la fourche droite, le carbone, le freinage disque, le monocoque… Une litanie spectaculaire qui donne une image sans pour autant rendre grâce totalement à celui que ses pairs ont surnommé il Maestro. Au point d’ériger en mythe sa personnalité à la fois métaphysique et extrovertie. En plus d’être un protagoniste majeur de l’histoire du cyclisme moderne, Ernesto Colnago est un héros de roman. Un homme redoutablement intelligent, étonnamment cultivé, parfaitement moderne mais aussi absolument différent. Romantique et baroque jusqu’au défi. Impossible de le faire entrer dans le moindre moule. De le situer avec précision dans telle ou telle case sociale. De lui octroyer telle ou telle étiquette.
Pluri-décoré, salué comme une star au point de signer plus d’autographes que ses champions lors des salons du cycle, figure de proue du renouveau économique de l’Italie contemporaine, son nom est devenu tout à la fois une marque majeure, l’équivalent de Ferrari dans l’automobile, et un symbole de réussite rebelle face aux multinationales du vélo. Au point de fasciner. Au point de s’interroger.
Pour avoir le privilège insigne de le côtoyer régulièrement depuis des années, je sais devoir apporter une réponse. Non point celle de la technique. Mais celle du cœur. Car le Maestro est autant un homme de cœur que de passion. Capable d’être le tout premier à l’atelier ou au bureau le matin tôt et le tout dernier le soir tard. Encore aujourd’hui à quatre vingt huit ans. Avec toujours une parole pour chaque membre de son équipe. Et une rare capacité à écouter et à charmer ses visiteurs. Tout en évoquant pèle mêle sa fidélité familiale, sa volonté d’avancer et son désir de partager. Pour lui le marketing est une invention mercantile qui tend à dénigrer l’histoire au seul profit du business. Il aime autant dire vrai que dire non. Faire surtout le contraire exactement de ce que certains attendent. En donnant la priorité à l’amour et au sentiment. Ce sentiment qui le pousse à aimer ce qui lui ressemble et à sublimer ses amis. Valentino Campagnolo, par exemple. Qu’il a connu enfant alors qu’il partageait de longs moments avec son père Tullio. Ce même Valentino Campagnolo qui le décrit comme un génie absolu. L’un des rares vrais inventeurs qui font avancer le cyclisme.
Volontiers secret, mystérieux presque, Ernesto continue de rêver et d’imaginer. Non point l’avenir, mais plutôt le futur. En esquissant devant moi quelques dessins d’innovations qu’il veut voir appliquer dans le prochain Colnago, il s’insurge contre les règles trop restrictives des techniciens de l’UCI. Ces briseurs de rêves et d’imaginaire. Son anniversaire, célébré cette année en famille après la grand-messe londonienne de l’an dernier, avec la présentation folle d’un C 87 édition spéciale à UN exemplaire, il le dédie plutôt à ses proches. Et notamment à son petit-fils Alessandro Brambilla-Colnago. Comme une assurance-destin plutôt qu’une assurance-vie. Les mythes ne meurent jamais. Tu es éternel cher Ernesto. Bel anniversaire !